Le 22 novembre, j’ai eu la chance de pouvoir participer à la 16e édition de l’Agile Tour Grenoble. Le thème était vaste : “L’agilité de demain”. J’y présentais ma conférence “Quelle est la place des introverti·e·s dans une équipe agile ?” en fin de journée, mais avant cela j’ai pu assister à des keynotes et conférences très intéressantes, qui m’ont fait réagir, apprendre et réfléchir. Voici ce que j’en ai retenu, les réflexions qu’elles m’ont apportées.
Keynote - L’agilité de la décroissance, Claude Aubry
Tout d’abord, comme dans toutes les conférences auxquelles j’ai pu assister jusqu’à présent, une keynote pour marquer l’ouverture. Cette dernière était animée par Claude Aubry et avait un sujet que j'ai beaucoup vu abordé ces derniers temps : l’agilité et l’écologie.
Claude Aubry nous parle de la décroissance, en se basant sur les travaux de Timothée Parrique et son ouvrage Ralentir ou périr. L’idée étant qu’après une forte période de croissance qui nous a amené à avoir une empreinte écologique bien au dessus de la limite de régénération de notre planète, de pouvoir générer une décroissance qui nous permettrait d’atteindre une état de “post-croissance” autour de cette limite de régénération.
Il nous parle des objections qui sont souvent opposées à cette idée, du techno-solutionnisme (en glissant une petite pique vers l’IA, louée comme une “solution universelle” et “notre alchimie” dans le manifeste Techno-optimiste, mais dont l’empreinte écologique ne mène pas forcément vers l'optimisme), en passant par la planification étatique (“c’est aux autres états d’agir/réagir, pas à nous”) et le vertige de l’échelle (la sidération devant le dépotoir d’informations sur le réchauffement climatique). Il nous donne aussi les réponses de Timothée Parrique, et y apporte aussi ses propres réponses dans le contexte de l’agilité. D’après lui, puisque le sujet du réchauffement climatique est complexe, l’agilité peut nous permettre de nous attaquer à cette complexité. (voir Cynefin)
Pour cela, Claude Aubry nous propose 5 pratiques pour qu’il y ait une adéquation entre l’agilité et la décroissance, en se basant sur la triade du GIEC.
- Éviter : en favorisant la simplicité, évitons de faire des choses inutiles (exemple : YAGNI, “You Ain’t Gonna Need It”, pour les développeur·se·s)
- Substituer : en substituant les story points aux jour/hommes, ce qui permet (lorsqu’ils sont utilisés correctement) d’avoir des unités non monétaires, de favoriser la planification démocratique et la capacité à décider.
- Améliorer : en gérant la dette technique, tout comme il nous faut gérer la dette écologique. “Rembourser la dette technique, c’est améliorer la valeur du produit”.
- Planification: agir avec des contraintes (qui font miroir à la contrainte de la limite de régénération écologique). Plusieurs frameworks en proposent déjà, comme le timeboxing, la DoR/DoD, le WIP.
- Souci du bien-être : en adoptant un rythme soutenable, malgré les connotations associées aux sprints et à la vélocité.
L’idée est de faire un changement de paradigme vers l’agilité DE la décroissance.
Il ajoute en proposition deux inflexions dans l’agilité :
La notion de valeur
Actuellement, la notion de valeur au client a tendance à être floue, en particulier sur qui est le client. On se retrouve axés sur les bénéfices : une valeur d’usage pour l’utilisateur, et une valeur monétaire pour le sponsor.
Ce que Claude Aubry nous propose est d’ajouter une notion supplémentaire : prendre soin du vivant, avec une valeur écologique.
Et pour aller plus loin, il propose d’observer une hiérarchie de valeurs en priorisant :
Valeur écologique > valeur sociale > valeur économique.
Amplifier l’autonomie des équipes
On parle déjà d’équipes auto-organisées ou autogérées (selon la version du Scrum Guide), mais sur le comment. Claude Aubry nous propose d’ajouter le quoi, en suivant la logique que si le Product Owner est propriétaire du produit et le Product Owner fait partie de l’équipe, alors l’équipe est propriétaire du produit.
En donnant à l’équipe la capacité d’agir sur le produit, de prendre des décisions sur le produit, on permet aux membres de l’équipe de pouvoir dire non aux fonctionnalités toxiques et de réduire la dissonance cognitive (quand nos actions ne sont pas en accord avec nos idéaux). En suivant cette logique, on n’a plus besoin du rôle de Product Owner.
A la place, la proposition est d’en faire un rôle partagé dans le but que tous·tes puissent prendre des décisions de manière démocratique et avoir un partage plus juste des résultats du travail de l’équipe.
Mon avis
En voyant le thème de la keynote, je m’inquiétais un peu de ressortir déprimée ou en ayant la sensation de me faire culpabiliser, mais ce n’était pas le ton employé. Au contraire, le sujet a été abordé de manière factuelle, avec douceur et justesse, et les pistes données semblent abordables et compréhensibles. Le changement proposé au rôle de Product Owner risque de déplaire, mais ça peut être intéressant d’essayer.
Fais pas genre : femmes et numérique - Agir contre le sexisme, Charline Rageade.
Sur le premier créneau de la journée, je me suis intéressée à la conférence de Charline Rageade sur les femmes et le numérique. Ayant souvent dû faire face à des situations gênantes et des remarques déplacées dans ma carrière, je me suis très vite retrouvée dans les différents exemples qu’elle propose. Facile, puisqu’il s’agit de témoignages de situations réelles, rassemblés autour de la persona de Martine (comme les albums de Martine de mon enfance).
Avec humour, Charline Rageade nous emmène dans le déroulement de cet album particulier : Martine veut faire carrière dans l’informatique (avec un “mais ça ne sera pas aussi facile que pour Martin” glissé en astérisque). De l’école jusqu’à l’entreprise et les conférences, en passant par la formation informatique et l’entretien d’embauche, Martine en voit des vertes et des pas mûres.
Les rires féminins se déclenchent tout du long, à chaque citation qui rappelle une situation vécue, ponctués d’exclamations d’incrédulité par des voix plus masculines.
Avant même de se lancer dans un cursus informatique, les jeunes filles sont souvent découragées de suivre des filières scientifiques, à cause des idées reçues sur les aptitudes en mathématiques des filles, parfois liées à leur apparence physique : “trop jolie” pour faire de la science, puis pour coder une fois le cursus entamé.
Ça aussi, je l'ai connu, tout comme :
- Les entretiens d’embauche, où les questions comme “est-ce que tu comptes avoir des enfants ?” ont encore la côte.
- Une fois embauchées, les remarques sur l’apparence physique, la tenue vestimentaire, qui amènent beaucoup de femmes à réfléchir à comment s’habiller pour ne pas être embêtées.
- Les remarques sexistes “mais c’était pour rigoler, roh on peut plus rien dire”.
Charline Rageade nous parle du baromètre du sexisme de 2022, qui est assez horrifiant à lire, surtout avec la date “2022” dessus. On est loin de la remarque de “M’dame, le sexisme c’est un truc de boomer !” reçue par la conférencière, et qui a lancé la création de son talk.
Pour aider, Charline Rageade nous propose quelques pistes pour agir contre le sexisme :
- Ne pas se mêler de la vie privée (plus de “t’es enceinte ?” ou de “t’as tes règles ou quoi ?”)
- Éviter les blagues autour de la sexualité d’une personne
- Ne pas rire par convention sociale
- En parler : ne rien dire c’est acquiescer
- Pour les entreprises : être intransigeant·e sur ces situations.
Mon avis
J’ai apprécié le ton parfois mordant de cette conférence, qui condense en une histoire de cette persona des situations que beaucoup de personnes ont connu pendant des années (et continuent à vivre), et me rappelle un peu à l’ordre sur les choses que l’on peut faire et continuer à faire pour faire bouger les choses, plutôt que de se taire et de quitter une entreprise pour ne pas faire de remous.
Je suis une quiche. Aie, je souffre du syndrome de l’imposteur, Fontaine Emeric
Deuxième conférence, une présentation surprenante : pas de diaporama, tout est sur des panneaux post-it géant sur lesquels les schémas sont dessinés au fur et à mesure.
Fontaine Emeric nous parle de la petite voix dans notre tête, qui nous murmure “tu n’es pas à la hauteur”, “les autres vont se rendre compte qu’en fait tu n’y connais rien” : le syndrome de l’imposteur.
Ce qui nous pousse à nous comparer à d’autres, et à nous sentir minable face aux personnes que nous considérons compétentes. Ce qui nous conduit parfois à surcompenser : en en faisant trop, en s’épuisant, en cachant son insécurité derrière de la colère.
L'orateur nous propose quelques outils, des outils que je connaissais déjà dans l’accompagnement agile pour aider dans les interactions, mais vus sous un angle différent et tournés vers soi-même plutôt que vers les autres :
- La Communication Non-Violente : de manière classique, cela nous fournit une grammaire pour exprimer un feedback en se basant sur une observation, le sentiment qui en découle, le besoin à satisfaire et enfin la demande pour l’exprimer. Là, on change l’ordre : en partant de son sentiment, on prend du recul (observation) et on réfléchit à son besoin, puis on agit en conséquence (demande).
- Les états du moi, l’analyse transactionnelle
- Process Communication, qui aide à prendre conscience que les besoins des autres sont différents, et qu’une remarque qui va nous faire plonger dans le sentiment d’imposteur pourra tout simplement être l’expression d’un besoin différent.
- Le triangle dramatique de Karpman : Persécuteur/Sauveur/Victime, où nous devenons notre propre persécuteur, ou tentons de nous placer en sauveur pour surcompenser.
- Les accords toltèques, qui encouragent à accepter la réalité de l’autre.
- Nos croyances, portantes et limitantes, qui nourrissent notre scénario de vie.
Mon avis
C’était intéressant de voir ces différents outils que je connaissais (et certains dont j’avais juste vaguement entendu parler auparavant) de manière séparée être rassemblés et utilisés autour d’un dénominateur commun. L’idée de s'appliquer la Communication Non Violente m’a particulièrement marquée, et m’a fait réaliser que charité bien ordonnée commence par soi-même : nous sommes souvent notre pire critique et faire preuve de gentillesse avec nous-même peut nous aider à surmonter le syndrôme de l’imposteur.
Keynote - Sécurité psychologique, attribut prédictif de la performance, Catherine Pamphile
Seconde keynote de la journée, Catherine Pamphile nous parle de l’importance et de l’impact de la sécurité psychologique dans les équipes. Elle démarre avec une phrase marquante : “Ce qui nous définit : la qualité des relations interpersonnelles qu’on a pu établir et garder”, et nous parle de la dynamique de groupe, qui est là où ça se passe, où des cultures et sous-cultures se créent.
Avec des exemples comme la chute de Nokia et un crash d’avion, toutes deux causées par l’incapacité de remonter un problème, Catherine Pamphile illustre les effets catastrophiques d’un manque de sécurité psychologique.
Non seulement la sécurité psychologique est un facteur de danger quand il en manque, mais c’est aussi une clé de la performance des équipes. Catherine Pamphile le montre avec le projet Aristote, mené en 2012 par Google avec la Harvard Business School, qui visait à identifier les facteurs de performance dans les équipes et qui a mis en lumière que le premier facteur de performance, de loin, est la sécurité psychologique.
Mais qu’est-ce que la sécurité psychologique, au juste ? “Le sentiment interne que personne ne sera puni·e, ni humilié·e, ni exclu·e, ni banni·e en posant des questions, faisant des erreurs, amenant des idées. [...] L’équipe est libre de prendre des risques inter-personnels.”
Que pouvons-nous faire pour renforcer la sécurité psychologique ?
Catherine Pamphile nous propose de revoir la manière dont nous traitons le droit à l’erreur, en le reformulant en droit à l’apprentissage plutôt que “fail fast” (échouer rapidement) qui garde cette notion péjorative d’échec qui fait un peu peur.
Et justement, c’est cette peur de l’échec qu’il faut traiter, la toute première peur que nous vivons dès notre plus jeune âge : la peur d’être abandonné·e.
Mon avis
Pour moi, qui promouvoit souvent le “fail fast” dans l’agilité, cette keynote m’amène à me poser des questions sur la manière dont j’aborde ce sujet et réfléchir à de meilleures manières de faire. Parler plutôt d’apprentissage, et souligner que les équipes qui font le plus d’erreurs sont celles qui apprennent le plus, et que c’est une mesure de progrès d’après Dyson.
Peut-être qu’avant de parler de faire des erreurs et d’en apprendre, je pourrais aussi me rappeler de prendre la température de la sécurité psychologique d’une équipe et de voir s’il n’y aurait pas un travail en amont à envisager.
Quelle est la place des introverti·e·s dans une équipe agile ?
Après la keynote, c’est à mon tour de prendre le micro pour discuter d’un sujet qui me tient à cœur : l’introversion, et sa place dans l’agilité.
Face à un auditoire très attentif (sauf une personne qui dormait, mais c’était la fin de journée après tout 😀), je suis revenue sur mon expérience de jeune coach agile plutôt introvertie, dans une équipe composée de personnes plutôt extraverties. La sensation de n’être pas forcément légitime de par mon introversion (syndrôme de l’imposteur, quand tu nous tiens !) m’a amené à réfléchir à l’introversion en soi : qu’est-ce que c’est, pourquoi on y associe un sentiment négatif, d’où vient ce biais ?
Et est-ce que c’est vraiment compatible avec un rôle de coach agile, ou même l’agilité tout court ?
Contrairement à beaucoup d'idées reçues, l’introversion n’est pas de la timidité, de la misanthropie, de l’anxiété sociale. Il s’agit simplement de la manière dont l’on recharge ses batteries sociales : dans la solitude, à l’opposé de l’extraversion où cette énergie est rechargée au contact des autres.
Aussi, un·e pur·e introverti·e ou pur·e extraverti·e n’existe pas, nous sommes tous·tes un peu des deux. Plutôt qu’un état binaire, on peut le représenter par un spectre, sur lequel nous nous plaçons avec une certaine amplitude.
Et c’est tout.
Encore récemment, pourtant, j’ai entendu des phrases comme “J’étais plutôt introverti·e, avant, mais j’ai transformé ma faiblesse en force et je suis devenu·e plus extraverti·e” (ce à quoi je réponds souvent : “Viens, viens voir ma conférence”). Ce biais que nous avons, nous l’apprenons très tôt, quand on nous pousse dans les activités de groupe à l’école et qu’un moment d’isolation est mal vu. Il nous suit à l’âge adulte jusqu’en entreprise où les archétypes plutôt positifs sont les personas de leader charismatique extraverti·e·s, et les archétypes plutôt négatifs sont plutôt les personnes renfermée·e·s et passif·ve·s.
En agilité, où la première valeur du manifeste agile est “Les individus et leurs intéractions plutôt que les processus et les outils”, où l’on met l’accent sur les événements de groupe, la collaboration et l’intelligence collective, l’ambiance est plus propice à l’extraversion.
Pourtant, entre une personne sur deux et une personne sur trois sont plutôt du côté introverti du spectre, donc est-ce qu’il n’y aurait pas moyen de faire quelques aménagements pour rendre la manière dont nous travaillons en agilité un peu plus propice à l’introversion ?
“Quel intérêt ?”, dirons nous. Tout comme il y a des forces liées à l’extraversion (l’énergie, la spontanéité, …), il y en a qui sont liées à l’introversion (la concentration, l’écoute, …). Attention cependant, cela ne veut pas dire qu’on est forcément disposé·e à l’écoute en étant plus introverti·e, ou que l’on en est incapable en étant plus extraverti·e : il s’agit plutôt de facilités que l’on peut avoir. Ces forces peuvent être travaillées, partagées, et en faisant un peu de place à l’introversion, nous pouvons aussi faire un peu de place aux forces qui vont avec.
Quelques idées pour y parvenir :
- Fournir des casques anti-bruit à la demande dans les open spaces, au même titre que l’on fournit des chaises, des claviers ou des écrans.
- Proposer un télétravail partiel plutôt que de viser à le supprimer.
- Organiser des moments de travail dans la solitude (ou en binôme pour ceux·celles que ça mettrait mal à l’aise) qui soient aussi légitimes que les évènements de groupe.
- Dans l’idéation collective, proposer des moments de concentration et de silence en complément des moment de parole en groupe (du brainwriting pour accompagner le brainstorming).
- Mettre en place la règle des deux pieds dans les moments de groupe qui peuvent être énergivores : si la réunion ne m’apporte rien et que je n’y apporte rien, je peux m’en aller, personne ne se vexera.
- Donner des éléments en amont des ateliers et réunions pour permettre d’amorcer la réflexion et être prêt·e à participer le moment venu en ayant déjà quelque chose à apporter plutôt que de découvrir un sujet tout en dépensant déjà son énergie. Laisser aussi un moment en aval pour permettre aux personnes qui n’ont pas pu participer durant l’atelier de poser leurs réflexions.
Et voilà qui conclut une journée très riche en apprentissages, en échanges intéressants et feedbacks positifs. L’idée de faire des petites cartes smiley avec la possibilité d’écrire un message au dos était une manière très sympathique d’exprimer le ressenti après une conférence, et très agréable à recevoir en tant qu’oratrice. Je ressors avec quelques idées pour améliorer ma conférence, pour améliorer aussi ma façon de faire, et tout plein de bons moments passés.
Merci aux organisateurs·rices de l’Agile Tour Grenoble pour l’opportunité et le travail effectué, merci aussi à Ippon grâce à qui j’ai pu être présente.