Le design éthique, ou comment réfléchir aux enjeux de nos métiers numériques

Cet été, quelques événements ont remué le monde du numérique, dont l’arrestation du PDG de Telegram Pavel Durov. Cet événement fut un signal fort pour l’impunité des plateformes numériques, réseaux et messageries, face aux lois en vigueur, notamment celles de la protection des mineurs. D’autre part, un rapport sur les “dark patterns” (interfaces trompeuses) est sorti début juillet par le Global Privacy Enforcement Network (GPEN), relatant que 97% de sites internet et applications dans le monde présentaient au moins un mécanisme de conception entraînant la manipulation.

Le numérique dépasse la simple modernisation des canaux de communication de nos sociétés, il devient un sujet majeur dans nos sociétés et au travail, révélant des problèmes systémiques sociaux et éthiques, comme l’influence sur les capacités cognitives et l’ingérence politique. Ce monde connecté est à la fois une formidable opportunité pour construire des outils au service des personnes, mais aussi préoccupant en termes de centralisation, de cybersécurité et d’autres domaines stratégiques d'influence.

En tant que contributeurs du monde numérique, designers, chefs de projet, développeurs, notre responsabilité est de réfléchir aux enjeux éthiques pour chaque projet numérique que nous réalisons.
En tant que designer, je vous propose d’aborder l’éthique dans le design, de ce numérique qui infuse tant notre quotidien.

Aujourd’hui, quelques dérives se révèlent dans le numérique :

  • la captation excessive de l’attention,
  • l’addiction digitale, le temps d’écran croissant,
  • la gestion de la protection des données personnelles,
  • l’achat compulsif,
  • diffusion à grande échelle des fakenews…

Le design éthique consiste alors à réfléchir à l’impact des décisions de conception, afin qu'elles ne nuisent à personne dans l’utilisation dudit service ou produit numérique. Le design éthique doit aider à façonner des conséquences positives au futur usage de la solution produite.

Le design éthique, c’est quoi ?

D’abord l’éthique : nous pouvons établir qu’elle se rapporte aux valeurs qui nous animent, et qui motivent nos actions, le bien et le mal, mais aussi nos rapports avec les autres dans notre environnement sociétal, et par extension le politique et l’écologie.

L’éthique nous fait réfléchir à l’impact du design, précisément les incidences de nos choix métier, de notre potentiel à influencer certaines actions à travers les produits et services que nous concevons. Concernant le design, rappelons qu’il a comme fondamentaux de prendre en compte tous les aspects de l’utilisateur, ce qui inclut son contexte de vie et d’usage : social, économique, environnemental.

Le design aide à appréhender les besoins, les contraintes et les envies, émotions des personnes qui vont interagir avec le service, vivre avec le produit. Il est à l'œuvre pour construire avec les internautes des solutions durables, respectueuses et rentables.

Les grands principes du design éthique

Les principes fondamentaux du design éthique se basent sur le respect des droits de l’homme, issus de la déclaration des droits de l’homme des Nations Unies. En se basant sur la pyramide de Maslow puis sur la pyramide éthique des besoins de Aral Balkan et Laura Kalbag (1), initier toute réflexion design doit en premier lieu reposer sur les besoins essentiels humains, et y répondre. Chaque niveau est essentiel et interdépendant pour réaliser un design éthique.Précisons quelques principes.

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La pyramide des besoins de Aral Balkan et Laura Kalbag avec en base les droits humains, puis en second niveau l'effort humain et en troisième niveau l'expérience humaine.

4 grands principes du design éthique

En totalité, 10 principes éthiques sont établis afin de travailler à un numérique plus humaniste, en référence aux besoins essentiels de nous tous pour une vie décente, digne et bienfaisante. En tant que faiseurs du numérique d’aujourd’hui et de demain, il est sain et indispensable de les intégrer dans chaque projet, et particulièrement dans les outils numériques métier, qui peuvent souvent rester trop basiques. Je vous propose d’en aborder 4 qui me paraissent déterminants.

Vous pouvez retrouver le 10 principes éthiques sur le site web Digital Design Ethics

1 - La transparence et la persuasion

Placer en premier les droits humains doit paraître exagéré juste pour la conception d’un produit numérique. Pourtant, si on réfléchit aux productions digitales, elles se définissent surtout par un service rendu qui s'adresse à des personnes en situation, avant même d’être un produit. Il s'agit alors de baser notre réflexion et la conception dans le contexte d’un service qui sera rendu à des êtres humains, et pas seulement un produit qui sera mis dans la main d’un utilisateur. L’approche est plus nuancée.

La question à se poser est : la conception que nous confierons servira-t-elle à aider, faciliter la vie de ces personnes ou bien à la contraindre, l’influencer, la frustrer ?
Bien sûr nous ne décidons pas délibérément de faire de la persuasion active à travers les interfaces, mais parfois, inconsciemment nous embarquons nos idées reçues, nos préjugés, voire nos présomptions dans les réalisations, et de ce fait, nous les impactons.
Aussi, se référer au principe de transparence et d’ouverture, donne aux utilisateurs la capacité de faire des choix éclairés à tout moment du service : résilier, refuser, renoncer, réduire toute brique adjointe au service.
Exemples pratiques : les cookies, l’abonnement Amazon Kindle, l’inscription sur Wish… La boîte de Pandore est ouverte avec les dark patterns.

Les Dark Patterns

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Illustration extrême de dark pattern sur le cas du désabonnement d’une newsletter, avec l'empêchement de cliquer sur le lien "oui" qui est caché

Un dark pattern est une interface web qui est conçue pour inciter l’internaute à réaliser une action sans qu’il ne saisisse toutes les implications : abonnement tacite, céder ses données personnelles, payer une assurance supplémentaire etc… Le dark pattern est donc un moyen tacite et discret pour manipuler la personne qui rencontre ce dispositif digital.
Au début très utilisés dans le e-commerce, les dark patterns sont aujourd’hui utilisés partout, dans tous les domaines numériques. Ils sont basés sur les techniques de manipulation psychologique, pour forcer l’internaute à une action sans qu’il n’y consente : faux sentiments d’urgence, prix barrés trompeurs…

Aujourd’hui les 20 places de marché les plus visitées par les Français utilisent ces pratiques (2). Ainsi, la plupart des sites e-commerce des interfaces, par leur conception manipulent notre compréhension visuelle et nous incitent à acheter, s’inscrire, et stresser, en exploitant notre syndrôme FOMO (3).
Par conséquent, le principe de transparence est un moyen pour laisser le contrôle à l’internaute sur ses interactions avec le service web sans aucune incitation. Il nous responsabilise sur chaque choix à chaque étape du projet numérique, mais aussi, à ne pas subir les injonctions non vertueuses des décideurs, à des fins commerciales.

2 - L’implication des utilisateurs

Le designer porte la voix de l’internaute, il fait le lien entre les personnes avec leurs contextes et leurs usages et les décisionnaires. Les processus du design sont fondés sur cette règle. Aussi, impliquer les personnes qui seront concernées par le service numérique au plus tôt, dès la phase de réflexion, est essentielle.

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Photo de tests utilisateurs sur smartphone avec des personnes en discussion ©Mapbox - Unsplash

Les personnes qui deviendront nos futurs utilisateurs ont des attentes, et elles sont devenues bien exigeantes à présent.
Alors que souhaitons-nous réaliser au-delà du développement d’un produit numérique ? Souhaitons-nous que ces personnes utilisent ce qu’on va leur mettre dans les mains, qu’ils s’y reconnaissent, et qu’ils adoptent le produit ? Qu’ils l’intègrent dans leur quotidien, voire qu’ils créent un usage avec ce nouveau produit ?

Parvenir à ce résultat induit de se fondre dans les comportements numériques des gens de tous types. Ce n’est pas anodin.
Il est essentiel de baser la réalisation d’un service ou d’un produit sur une étude des personnes qui deviendront les utilisateurs, afin de valider la définition du besoin et aligner les objectifs d’adoption. L’utilisation peut être un véritable succès si nous faisons correspondre des usages existants et une vision adaptée du service numérique.

Ainsi, nous disons souvent “une bonne application mobile est une application utilisée, et non pas seulement téléchargée”. 57% des applications sont désinstallées après 1 mois, et 74% après 90 jours (4).
La force du design est de se focaliser sur l’humain et son environnement. Le rôle des designers est d’adapter le produit aux besoins des utilisateurs, d’identifier leurs problèmes, leurs attentes, et de construire les bonnes solutions en ajoutant des points de différenciation. C’est par la recherche auprès des utilisateurs, en utilisant plusieurs méthodologies design, que nous améliorons l’expérience vécue, gagnons l’adoption et intégrons l’usage du service conçu. Modifier un comportement n’est pas aisé.
Le design éthique est un point d’orgue pour rester dans des processus vertueux qui nourriront le secteur du numérique. Aussi, il doit se diffuser auprès des autres métiers concernés et être partagé.

3 - Sollicitation respectueuse

La captation de l’attention est un des aspects nuisibles du numérique. Ne pas envahir l’espace mental de nos internautes est un autre requis pour un design respectueux et prévenant.
5 heures et 7 minutes par jour est le temps que les Français passent sur leur téléphone. Pour les 15-24 ans, c’est même 93% du temps passé en ligne (5).
Le numérique a aujourd’hui une telle incidence sur nos vies, qu’il nous faut aussi préserver du temps hors des écrans. “Ne nous laissons pas absorber par les écrans”, c'est devenu une requête de santé mentale.
La simplicité et la sobriété sont nécessaires dans la conception d’un service numérique pour ne pas monopoliser l’attention de nos utilisateurs. Les fonctionnalités peuvent aussi participer à la saturation mentale sur un produit. Mauvaise conception, fonctionnalité incomplète, mauvaise sémantique compliquant la compréhension des boutons, empêchant d’aboutir à une réponse adéquate : tout cela ne résout en rien le besoin de l’internaute… Avec ces bugs et ratages, le temps passé devant la machine est décuplé ainsi que la frustration.

L’utilité doit rester un objectif tout au long du cadrage, en la mesurant régulièrement auprès des futures personnes concernées.
Aussi est-il stratégique de tenir compte du contexte d’usage et de pouvoir répondre au bon moment, quand la personne a besoin de consulter le service numérique de manière simple et fluide.
Le designer est en capacité d’adresser ce principe d’usage humanisé.
Nous en revenons toujours à ce point design fondamental : prendre le recul nécessaire pour mesurer la valeur du projet en mettant en adéquation les besoins utilisateurs et les besoins business. Car le service numérique doit s’intégrer aux besoins avérés des utilisateurs, mais aussi à son bien-être. L’objectif de ce travail est de vérifier que la solution ne crée pas plus de problèmes qu’elle n’en résout.

4 - L'inclusion

Développer des pratiques inclusives pour l’ensemble des utilisateurs est une nécessité de droit humain, surtout quand on sait que de plus en plus de services basculent sur le “tout numérique”. En exemple, les 250 démarches les plus courantes de l’État français sont en cours de numérisation, dont la majorité en exclusivité numérique.

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"Pour dépasser les clivages, permettre à une complicité de s'établir et à une histoire en commun de s'écrire, notre société a besoin de mots et de concepts partagés, inclusifs, en cohérence avec le droit de tous au patrimoine social, sans toutefois gommer la diversité et la spécificité des situations.
Charles Gardou, "La société inclusive, parlons-en !", Érès, 2012

Dans cette optique, inclure le maximum de personnes dans nos réflexions de cadrage prend tout son sens, pour considérer les caractéristiques physiques, mentales, sociales et culturelles des utilisateurs. Le numérique doit, comme la société, se mettre au service de l’universalité.

Nous devons donc rendre accessible le plus possible nos outils et sites web. Pour ce faire, en tant que concepteurs, il nous incombe d’intégrer plus de flexibilité pour permettre à n’importe qui de consulter les contenus numériques mis à disposition. Aussi, les outils métier au sein des entreprises doivent plus que jamais, intégrer les critères du RGAA (6) et ce, dès la conception. Car cela permettra en conséquence de mieux intégrer les personnes en situation de handicap au sein du monde du travail : par exemple les développeurs aveugles et déficients visuels. Rendre accessibles les postes de travail ainsi que les outils numériques est un vrai challenge, mais ô combien nécessaire pour l’inclusion.

Une petite liste de constats réguliers sur les outils métier qui peuvent être améliorés : les contrastes de couleurs non respectés, les informations s’affichant mal, au mauvais endroit ou de façon inadaptée, les fenêtres modales bloquantes, les erreurs incompréhensibles, voire le message en code qui s’affiche dans la fenêtre, etc...
A savoir que ces aménagements servent aussi la grande majorité des valides, c’est une certitude. La qualité des expériences numériques qui en découlent est bénéfique à toutes et tous, et permet d'avoir un produit adéquat au besoin et donc performant.

Le rôle du designer pour l’éthique

Le designer en tant que facilitateur et concepteur des fonctionnalités et interfaces, porte normalement de telles ambitions, couplées avec les principes d’expériences utilisateurs soutenables et mémorables.
Aussi peut-on s’interroger sur le rôle du designer face aux usages numériques.
En tant que concepteur des services et produits numériques, le rôle du designer est en général de porter la voix de l’utilisateur, du client, de l’individu, du citoyen. Mais il est en général lui-même au service d’un client et donc embarqué sur des objectifs business qui, très souvent, conditionnent la protection des intérêts des utilisateurs. C’est une des plus grandes difficultés.
Alors, les designers seraient-ils les seuls à porter la responsabilité de l’éthique ? Certes non, les problématiques éthiques concernent tous les membres des équipes ainsi que les décisionnaires lors des projets numériques. De plus, ces projets numériques ne portent pas toujours de dispositifs de design, n’incluant parfois aucun designer dans les équipes.

Le numérique a besoin d’experts techniques, mais aussi d’experts pour garantir le respect des personnes qui auront entre les mains la résultante du travail numérique collaboratif.
Le design est un travail qui suit des règles, dans le but de se fondre dans une compréhension intuitive et respectueuse du plus grand nombre. Prenons en compte la position transverse du designer, qui fait le lien entre une solution de valeur tournée vers l’humain, et une solution technique adaptée. Ce n’est pas un hasard si le design a, le premier, exposé la question de l’éthique dans ses pratiques. Et ce cadre éthique dans le numérique est aujourd’hui une question urgente, l’actualité de cet été a pu nous le rappeler à plusieurs reprises.

« Que voulons-nous être ? Comment voulons-nous vivre ? Ce ne sont pas les nouvelles technologies qui sont en jeu, mais l'usage que les hommes en font.
Charlotte Perriand

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Portrait photo de Charlotte Perriand adossée à un bateau sur la plage - © Jacques Martin, Archives Charlotte Perriand ADAGP, 2019

Charlotte Perriand (8), architecte et grande designer, donne une perspective toujours aussi moderne de notre rôle de designer. Aujourd’hui, le numérique a une grande part dans les transformations sociétales et environnementales. Quel monde voulons-nous bâtir ?

Intégrer de l’éthique dans nos méthodes de réalisation en numérique doit être partagé par l’ensemble des parties prenantes, et les entreprises aujourd’hui ont le défi d’embrasser les valeurs environnementales et sociales dans leurs organisations et leurs démarches. Considérer le numérique par le prisme de l’éthique peut nous aider à renouveler les points de vue et pousser à une innovation plus vertueuse, en regardant plus loin que la simple utilisation, et inclure les impacts sociaux, économiques et environnementaux : des aspects humains auxquels s’associent à présent les aspects du vivant.

Que voulons-nous être ?

Contributeurs de ce monde numérique, considérons notre responsabilité éthique comme une nécessité qui peut renouveler les enjeux économiques, sociétaux et environnementaux, et insufflons-la dans nos développements et réalisations.


J’ajoute à mon article l’événement Ethics by Design organisé par les Designers Éthiques qui aura lieu à Nantes le 13 et 14 novembre. C'est un événement incontournable qui aborde tous les sujets d'éthique dans le numérique.

Sources

  1. Aral Balkan et Laura Kalbag : Conférence “Smart Citizens, not Smart Cities”
  2. Références de la Fédération professionnelle du e-commerce (Fevad)
  3. Le syndrome FOMO (de l'anglais : fear of missing out, « peur de rater quelque chose »). Ce syndrome s'identifie dans la peur de rater quelque chose, de ne pas être dans le coup et de subir une angoisse forte du manque.
  4. Etude de Mediamétrie
  5. Rapport annuel de Data.ai
  6. RGAA : référentiel général d’amélioration de l’accessibilité
  7. Chiffres issus de Statista
  8. Charlotte Perriand (1903 - 1999), architecte et designer, une des figures tutélaires de la Modernité au XXe siècle.