L’approche “Lean”
En tant que product lover, la rhétorique du “Lean” est arrivée très vite sur mon parcours initiatique. Sauf que j’ai eu des sons de cloche contradictoires par rapport à ce qui se cachait derrière. Mon esprit analytique étant incapable de ne pas décortiquer les choses avec un sens critique à la limite du supportable pour certains avant de les adopter, je suis allé faire un tour pour me faire ma propre idée…
Littéralement, “lean” est un adjectif qui signifie “maigre”, “dégraissé”; autrement dit qui transforme l’objet qu’il qualifie en la meilleure version possible de lui-même, débarrassée de tout superflu.
“Tiens, ça sonne bien …” se dit alors le padawan que je suis “…Creusons !”
L’approche Lean consiste donc en une quête systématique de cet état optimal.
Ses enjeux sont de traquer et d’éradiquer le superflu, afin que la valeur intrinsèque de l’objet fini soit maximisée, tout en s’assurant que l’action même de production n’induit pas un déficit de valeur.
Décidément, pour quelqu’un qui considère que product ownership rime presque avec éco responsabilité numérique, je suis de plus en plus convaincu par l’esprit sous-jacent … “Poursuivons !”
L’objet historique auquel a été appliquée cette approche est le système de production automobile japonais Toyota.
Soit.
La théorisation de cette première application s’étend dans une formalisation américaine propre à la production industrielle, dans son ensemble.
Fort bien.
L’approche “Lean Startup”
L’approche Lean Startup consiste en une “simple application de plus” de l’approche Lean, mais cette fois-ci au cas particulier de la production logicielle ; et plus spécifiquement encore à la phase de lancement d’un nouveau produit ou service informatique.
Il s’agit donc d’une extension de l’approche, et à aucun moment on ne manipule des concepts en opposition avec celui d’origine.
Mais alors pourquoi me met-on en garde quant à d’éventuelles confusions ?!
Au contraire, j’ai bien l’impression de comprendre qu’en Lean Startup comme en Lean “pur”, on a toujours pour but d’éviter le gaspillage pour maximiser la valeur : c’est bien la même ambition…
Oui mais dans un cas on va s’intéresser à l’optimisation de la chaîne de montage, levier contextuel évident de la production automobile, et dans l’autre, à des leviers différents, liés cette fois-ci au contexte très particulier du développement de nouveaux produits numériques.
Ah ! Je commence à mieux comprendre cette envie de marquer une opposition très forte.
C’est vrai qu’à l’arrivée de l’Agilité, il a été nécessaire de se démarquer (peut-être un peu trop à mon goût, justement) des pratiques traditionnelles de gestion de projet pour mettre en évidence leur inefficacité en matière d’informatique, là où le premier réflexe avait été d’appliquer les mêmes techniques.
Il est désormais clair que l’ingénierie logicielle n’avait en commun avec l’ingénierie classique que le nom, à quelques exceptions de moins en moins nombreuses près.
De fait, il est donc logique que les techniques à déployer pour la rendre Lean n’aient rien à voir non plus, et qu’il soit également important “stratégiquement” de marquer encore cette différence.
En effet, l’objet d’application n’est plus le processus prédéfini et clair de construction automobile préexistant, à optimiser, mais bien la construction d’un nouveau produit ou service informatique, soit un processus en devenir et très incertain.
Ce contexte pose des questions d’une toute autre nature : est-ce que mon nouveau produit ou service répondra à un vrai besoin ? Est-ce que ma proposition de valeur correspondra aux attentes effectives d’un public avéré ? Comment le savoir au plus vite et s’assurer d’avoir l’impact souhaité dans le timing imposé par le marché visé.
C’est cette notion de “market fit” qui fait la singularité du Lean Startup, et je conviens désormais volontiers de cette première source de confusion possible.
Le Lean Canvas
Présentation générale
Dans le cadre du support à cette approche, le Lean Canvas constitue un des outils principaux d’appui à l’application de la méthodologie déployée en Lean Startup.
Canvas est un terme générique anglo-saxon très souvent employé en français notamment dans les noms d’outils/ateliers. Il signifie littéralement “toile”, “tableau”; on pourrait traduire dans notre cas par “cadre à”.
Cela induit une seconde source de confusion puisque le nom de l’atelier, “cadre à” Lean, donc, ne met pas en évidence qu’il s’agit d’un outil de Lean Startup : Lean et Lean Startup seraient abordables avec ce même outil, ce qui est donc bel et bien faux, même si j’insiste, les deux approches sont par ailleurs parfaitement affiliées !
Origine
D’un point vue technique, il s’agit d’un dérivé du “Business Model Canvas” (www.businessmodelgeneration.com) d’Alexander Osterwalder, initialement dédié à la construction d’un nouveau business, quel qu’il soit.
L’attention ici est portée sur le caractère particulier du business en question, induit par son domaine, le numérique, et son niveau de maturité, en construction et compétitif.
Les subtilités et nuances qui en découlent justifient l’existence de cet outil dédié, sous licence Creative Commons Attribution Share Alike 3.0 Un-ported License (http://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0/)
Grands principes
Le Lean Canvas sert donc la méthodologie Lean Startup de développement et lancement de nouveaux produits et services informatiques.
On retrouve naturellement au travers de son utilisation l’application des principes intrinsèques de l’approche produit et de l’agilité : itératif et piloté par l’impact, soit la valeur effectivement apportée à un utilisateur concrètement identifié, consulté, écouté, sondé, systématiquement remis au coeur de la réflexion et pris en compte dans la conception de la solution.
Le Lean Canvas intervient dès les premières phases de réflexion autour de l’identification de la bonne problématique utilisateur à adresser, reste central pendant les phases de conception, sert de cadre pendant les phases de réalisation et surtout de référence pour donner la direction des itérations suivantes; en effet, utiliser/remplir le canvas revient à :
- Poser des hypothèses, y associer des métriques, et parier sur une stratégie de développement produit correspondant à ces hypothèses
- Dérouler une phase incrémentale de développement du produit conçue en accord avec la stratégie
- Mesurer la performance de l’incrément produit par rapport aux hypothèses prises et selon les métriques associées
- Ajuster les hypothèses et métriques associées pour adapter la stratégie aux résultats obtenus et maximiser les chances de succès du produit en cours de développement ou de lancement
Cette approche à la fois haut niveau et relativement détaillée de la problématique adressée et du service envisagé permet à l’ensemble des parties prenantes de disposer en un seul lieu d’une vision synthétique et complète du produit.
Déroulé de l’atelier
Je me propose de décrire ici le déroulé type d’une première séance de Lean Canvas, sachant que l’aspect itératif de la méthodologie sous-jacente induira autant d’occurrences (et le cas échéant de variantes ou d’adaptations) que nécessaire.
Pour illustrer le propos, un exemple autour d’une “laverie connectée” sera déroulé en fil rouge.
Le Lean Canvas se présente donc comme son nom l’indique sous la forme d’un cadre, un tableau structuré. Voici son Adaptation française par Laurent Demontiers (http://demontiers.com) :
Chaque case du tableau constitue une étape de réflexion, et des éléments descriptifs du produit à contribuer collégialement avec l’ensemble parties prenantes de l’équipe métier et des décideurs.
L’ordre dans lequel chaque case est considérée est important par rapport à la réflexion.
Problème
Première étape évidemment primordiale, c’est ici que l’on va poser les bases de toute la réflexion autour du produit cible.
La question posée est la suivante : Quels sont les 3 principaux problèmes que vous souhaitez résoudre ?
Il s’agit donc de définir clairement le besoin auquel on souhaite répondre, et non le produit que l’on souhaite développer.
En question subsidiaire, s’il y a lieu : Comment ces problèmes sont-ils actuellement résolus ?
S‘efforcer de se poser cette seconde question peut permettre d’écarter certaines problématiques dont les contournements existant sont en réalité suffisamment satisfaisants, tout bien considéré.
Exemple :
- Longue attente avant d’avoir une machine dispo
- Perte de temps
Alternatives
- Attente à la laverie
- Pressing
Segments de clientèles
Ensuite, on s’interroge sur la ou les cible(s) affectée(s) par le(s) problème(s) précité(s) : Qui sont vos clients ? Peuvent-ils être segmentés ?
Le cas échéant, il peut être pertinent d’identifier les utilisateurs pionniers en se posant la question complémentaire suivante : Qui sont vos early adopters ?
De manière plus générale, cette étape permet éventuellement de définir une stratégie de déploiement articulée selon les différents segments client identifiés.
Exemple :
- Etudiants
- Parisiens
- Petites laveries
Focus
- Parisiens
Solution
Il convient alors de réfléchir à la façon dont on souhaite résoudre le(s) problème(s) identifié(s) précédemment en répondant à la question suivante : Quelles sont les trois principales solutions apportées par votre offre pour répondre aux problèmes ou aux besoins client ?
Ici, plus que jamais, il reste primordial de réfléchir en terme de service rendu, de fonctionnalité fournie, plutôt qu’en termes purements “applicatifs”. Il est tout à fait possible que la première manière de répondre à la problématique, et de vérifier les hypothèses prises, n’implique pas tout de suite le développement d’un produit informatique, ou ne se concentre pas sur la fourniture du service en lui-même, mais en la simple validation d’un intérêt pour ce dernier.
Exemple :
- Information sur la disponibilité des machines
- Réservation d’un créneau
- Fourniture d’occupations à l’attente
Proposition de valeur unique
Une fois notre (ensemble de) solution(s) identifiée(s), il s’agit de challenger son intérêt, en nommant ce qui constitue la valeur qu’elle doit apporter concrètement.
La question peut se poser en ces termes : En quoi votre offre répond-elle efficacement aux besoins du marché ? En quoi est-elle différente et meilleure que les autres ?
Là encore, on ne souhaite pas réfléchir en termes techniques, mais bien décrire concrètement le bénéfice qui pourra être tiré de notre (ensemble de) solution(s).
Pour pousser la réflexion dans un registre presque marketing, on peut également se poser la question en ces termes :
Quel est le “minimal pitch” de votre activité ? Décrivez-la en un slogan.
Exemple :
- Gagner en efficacité sur vos lavages
En deux mots
- Le booking.com de la laverie!
Avantage compétitif
Cette étape est l’occasion de constater ou réfléchir à la façon de provoquer un ascendant sur les autres acteurs du marché : En quoi avez-vous une longueur d’avance sur la concurrence ? Comment vous protégez-vous d’elle ?
La question peut paraître triviale mais faire l’effort d’y répondre permettra de faire émerger un moyen d’éviter, là encore, un investissement manifestement voué à l’échec, ou au contraire de prendre des actions complémentaires permettant de maximiser ses chances de succès.
Exemple :
- Dépôt de brevet sur les machines connectées
Canaux
Par quels canaux de communication et de distribution touchez-vous vos clients ? Quels sont les temps forts de la relation client ?
On se propose ici d’expliciter et de poser une stratégie pour promouvoir ce que l’on prévoit de livrer et s’assurer une visibilité adaptée et efficace.
Exemple :
- Flyers à la fac
- Affiche dans laverie
Coûts et Sources de revenus
Quels sont les coûts (ponctuels et récurrents) liés au lancement et au fonctionnement de votre activité ?
D’où vient l’argent ? qui paie ?
Deux questions évidentes mais qu’il convient de bien se poser en amont, toujours dans le but de ne pas partir “bille en tête” sur un montage dont la rentabilité, même à terme, serait d’emblée irréaliste, ou trop risquée.
Exemple :
Out
- Développeurs
- Serveurs
- Communication (flyers, affiches)
In
- 1€/réservation payé par le gérant
- Tarif dégressif au bout de 100 lavages
Indicateurs de performance
Quels indicateurs clés devez-vous surveiller en priorité pour vérifier la vigueur de votre activité ?
“Last but not least”, cette dernière étape est donc centrale dans l’approche.
Il s’agit de rester concret, quantitatif et le plus précis possible; l’ambition qu’on se donne doit être confrontée à la connaissance métier du marché visé, afin de prendre de vraies hypothèses éclairées et pertinentes, en fonction du contexte. C’est aussi cette étape qu’il conviendra de suivre très précisément et de faire évoluer en fonction des retours effectifs que l’on s’assurera de collecter, incrément après incrément.
Exemple :
- Nombre de réservation par mois
- Taux d’utilisation des machines
Éléments de retour d’expérience et conclusion
Le Lean Canvas étant par essence un outil de synthèse, un premier écueil serait de rester trop haut niveau, et ainsi de perdre en exhaustivité, ou pire, donner ce sentiment au client, à juste titre ou non.
Il est très important de garantir, quel que soit le niveau de hauteur, que l’ensemble des besoins exprimés par le client est pris en compte.
Par exemple, dans le cas où le client a déjà produit un certain nombre d’éléments descriptifs type cahier des charges ou spécifications détaillées, il est important d’avoir d’une manière ou d’une autre intégré ces éléments au préalable.
Ce tour de pré-remplissage aura un effet rassurant très précieux.
A l’inverse, il est également très important de rester orienté problématique(s), plutôt que de raisonner directement en termes de solution(s). C’est la difficulté principale, surtout lorsque le client est déjà à un niveau avancé de sa propre réflexion, mais il reste primordial de maintenir cette prise de recul, d’où l’intérêt d’intégrer au préalable toute matière fonctionnelle déjà disponible, afin de mettre toutes les chances de son côté.
Enfin, le groupe de travail doit converger autour d’une vision commune. Il est donc important de viser un alignement des parties prenantes autour des hypothèses prises, de la stratégie globale retenue et des métriques de performances sélectionnées.
Impliquer l’auditoire dans la préparation de l’atelier, en anticipant le fait qu’un niveau assez détaillé de connaissances et de données contextuelles lié à leur industrie sera primordial pour être pertinent, notamment sur la définition et surtout la quantification des indicateurs de performances posés ainsi que les hypothèses associées.
Au-delà de l’aspect méthodologique, la capacité à déployer des techniques d’animation suffisamment aiguisées sera évidemment un gage de qualité supérieure du résultat.