La Pensée Systémique, l'unique qualification de l'architecte

“C’est une bonne situation ça, architecte ?” Même si je suis diablement tenté de poursuivre la réplique, je répondrais que l’âme même du métier d’architecte réside dans sa seule faculté à se poser des questions. Et si possible à y répondre...

Je ne vais pas évangéliser le métier d’architecte pour autant, car bonne nouvelle, il me semble que cette faculté soit convoitée par toutes les professions. Laissons le boulot de côté quelques secondes (pas quelques minutes non plus, on n’est pas si généreux), cette faculté devrait être convoitée par chaque être humain. Se poser les bonnes questions, et prendre le temps d’analyser les situations objectivement, est quelque chose qui s’avère particulièrement utile à l’échelle de nos sociétés. Finalement, l’exhaustivité des problèmes de ce monde ne serait-elle pas liée à un manque de prise de recul ?

C’est en tout cas le propos qu’illustre Sheila Damodaran dans son blog, s’appuyant sur le livre “La Cinquième Discipline” de Peter Senger (de son titre original “The Fifth Discipline”). Nous entrons donc dans le milieu de la pensée systémique (systemic thinking), des organisations apprenantes (learning organizations), de l’appréhension de la complexité dynamique, et des “lois” régissant cette complexité, tel un livre d’histoire nous rappelant nos erreurs du passé.

Voyons ensemble l’importance de la prise de recul au travers de nombreuses généralités, mais aussi de mises en situation ciblant nos métiers de l’IT.


Les 11 lois de la pensée systémique et les modèles de complexité dynamique

Peter Senger nous propose une liste de lois, à l’image du pessimisme de la loi de Murphy, venant dresser le paysage de l’apprentissage systémique. Ces lois ont pour objectif d’agir en rappel à l’ordre, en garde-fou de notre pensée et de nos désirs d'instantanéité.

  • Loi #1 : Les problèmes d’aujourd’hui viennent des solutions d’hier.
  • Loi #2 : Plus vous luttez, plus le système luttera contre vous.
  • Loi #3 : Tout semble s’améliorer avant de sombrer dans le pire.
  • Loi #4 : La solution de facilité nous ramène à la case départ.
  • Loi #5 : Le remède peut être pire que la maladie.
  • Loi #6 : Qui va lentement va plus vite.
  • Loi #7 : La cause et l’effet peuvent intervenir à des temps et des lieux lointains.
  • Loi #8 : De petits changements peuvent produire de grands résultats, mais les meilleurs leviers sont souvent les moins évidents.
  • Loi #9 : Vous pouvez avoir le beurre et l’argent du beurre, mais pas au même moment.
  • Loi #10 : Couper un éléphant en deux ne produira pas deux petits éléphants.
  • Loi #11 : Il n’y a pas de responsabilité.

La force de ces lois se décuple en présence des modèles de complexité dynamique. La complexité dynamique s’efforce de comprendre le système dans sa globalité, tel un enchevêtrement de causalités, jusqu’à identifier les leviers permettant l’éradication des problèmes à leurs racines.

Comprendre la forme de la vague qui nous porte est un exercice demandant de s’observer à la troisième personne. La dynamique de cette vague se décompose suivant plusieurs modèles, présentés de façon schématique dans les “System Archetypes” de Sheila Damodaran, et d’une façon artistique dans le guide “Tools for Systems Thinkers” de Leyla Acaroglu.

Pour en citer quelques-uns, nous aurions :

  • les “adversités accidentelles”, à l’image du dilemme du prisonnier ;
  • les “objectifs à la dérive”, nous faisant perdre nos priorités de vue ;
  • les "limites de la croissance”, nous rappelant que notre croissance n’est pas seulement liée à l’effort mis en oeuvre pour atteindre notre objectif ;
  • mais également des modèles pouvant être bénéfiques comme l’amplification.

Lorsqu’un de ces modèles est à l’oeuvre, la situation n’est pas pour autant figée. Les causalités étant variées, une modification dans un comportement amont peut transporter la situation vers un autre modèle. Autrement dit, une vague peut nous conduire vers un nouveau courant.

Ce peut-être le cas dans la volonté d’inspirer une culture d’entreprise : les premières actions d’évangélisation, de recrutement et de communication permettent d’entrer dans un modèle d'équilibrage, où nos actions visent à réduire l’écart nous séparant d’une culture d’entreprise ciblée. Au fil de plusieurs années de travail acharné, il est possible que l’adhésion aux nouvelles valeurs de l’entreprise transforme naturellement la situation en modèle d’amplification : les personnes pour qui le changement de culture n’était pas souhaitable pourraient démissionner ou se sentir moins impliquées dans la vie de l’entreprise, tandis que les personnes recrutées auraient été challengées sur leurs concordances à ces valeurs.

Voyons la similarité avec l’action banale d’accrocher un aimant sur un tableau : nous devrons diriger nos “efforts” pour soulever l’aimant en direction du tableau, or dès que les lignes de champ de l’aimant seront à portée du tableau, nous n’aurons plus aucun effort à fournir pour l’y accrocher. Au contraire, nous devrons redoubler d’effort pour l’en décoller.


Percevoir les systèmes

La pensée systémique est une formidable approche grâce à son vaste champ d’application. Elle conviendrait à l’analyse des problèmes écologiques dont souffre notre chère planète, aux problèmes sociétaux observables dans chaque pays, et elle est parfaitement appropriée à nos métiers de l’IT. Elle nous invite à prendre du recul, à voir l’ensemble, à considérer la dynamique des événements, souvent sur des échelles de temps qui rongent notre volonté.

Un chouette urbaniste m’a confié il y a déjà quelques temps sa perception du mastodonte de système d’information dont il était aux commandes. En s’envolant d’une hauteur d’aigle, nous disposions du recul nécessaire pour observer le système d’information dans sa globalité. A ce moment, notre vision n’était plus ternie du flou apporté par l’encombrement des détails, et nous distinguions la silhouette d’un énorme organisme mouvant, en perpétuelle mutation, certaines particulièrement éphémères, d’autres s’étalonnant probablement au-delà de nos propres vies.

Attention toutefois, cette hauteur d’aigle ne se résume pas à “devenir spectateur” et perdre tout contrôle sur la compréhension de la finesse. L’aigle a un atout particulièrement intéressant : sa vue. Il est capable de repérer ses proies à plus d’un kilomètre et dispose d’un champ de vision avoisinant la rupture de cervicales. Si nous n’avons (malheureusement) pas cette qualité d’aigle, notre faculté d’analyse et notre communication peuvent aisément combler ce défaut en étant “sur le terrain”, en vivant les mutations, les problèmes engendrés, les réussites, puis en prenant le recul, le temps d’analyse, et le temps de capitaliser nos nouvelles connaissances.

La pensée systémique, c’est considérer l’arbre et la forêt. Mais c’est également considérer le soutien que chaque arbre apporte à l’arbre voisin et à la forêt.


Les arbres, composantes de nos solutions IT

Afin de démystifier tout ceci, il me semble important de préciser que cette “pensée” est parfaitement accessible, et surtout qu’elle mérite une remise en question de notre immédiateté de réponse. La loi #4 énoncée par Peter Senge saurait nous rappeler cette nécessité : “La solution de facilité nous ramène à la case départ”, voire pire.

Prenons deux exemples communs dans nos métiers de l’IT : un exemple technique et un organisationnel.

Effets de silos. Nombre d’organisations ont fait le choix, dans une optique d’optimisation de l’efficacité, de procéder à un découpage logique ou physique de leur structure. Les raisons sont diverses : besoin de retrouver une dimension humaine (agences logiques), effet Fordisme en quête de profitabilité (business units), spécialisation par marché (business areas), expansion géographique (agences physiques).

Procéder à un mauvais découpage organisationnel mène à une perte de vision stratégique. Par manque de communication entre les silos (d’où le nom “d’effet silo”), donc à une difficulté de propagation de cette vision à toute l’entreprise, résultant de cette fameuse loi de Conway. Ce manque de communication mène à nouveau à un problème d’efficacité pouvant s'apparenter à la loi #5 “Le remède peut être pire que la maladie”.
L’exemple le plus récent est probablement le succès du mouvement DevOps, en réponse au Fordisme traditionnel de poser les équipes de développement d’un côté et les équipes d’opération de l’autre. Lorsque les équipes oublient qu’elles sont censées aller dans la même direction, nous avons perdu la vision stratégique.

Problèmes de performances. Afin de résoudre des performances dégradées, il convient d’examiner chaque composante de la solution comme potentiel facteur dégradant, les interactions entre ces composantes, et en prenant davantage de recul, les interactions avec les solutions voisines. Nous avons nos arbres et notre forêt.

  • Les arbres sont les composantes internes de notre solution : sous-capacité matérielle (CPU, mémoire, IO, network...), erreur de conception logicielle (requête non optimisée, oubli de création d’un index en BDD...), erreur d’architecture (type de base de données non adapté, absence de cache applicatif…), choix d’infrastructures (hébergement multi-Cloud...), etc.
  • La forêt montrerait des pics d’affluence dus à un usage quasi-exclusif en début de soirée, la réussite des notifications mobile envoyées par le département marketing générant des pics d’affluence programmés, la dépendance avec des services externes, l’impact des batchs quotidiens EAI/ETL internes à l’entreprise, etc.

Aller trop vite en besogne peut s’avérer coûteux. Faillir à identifier la véritable cause augmente le temps global pour parvenir à une réelle correction, induisant une perte en satisfaction (note sur les app stores), une perte de public (nombre d’utilisateurs), et une dégradation de l’image de marque.
Mais dans le pire des cas, repeindre la devanture du magasin (par exemple en ajoutant un CDN [content delivery network] injustifié) masquera temporairement les infiltrations dans les murs, jusqu’à une augmentation de l’instabilité, menant ainsi à des crashs plus importants. De nombreuses solutions d’APM [application performance management] facilitent aujourd’hui cette analyse systémique, DataDog en est un exemple.


Conclusion

Venons-en aux choses qui fâchent. La pensée systémique permet assez aisément d’observer les défaillances des systèmes. Plus difficilement de comprendre toutes les dépendances entre les composantes. Et malheureusement, encore moins facilement d’émettre une véritable solution pérennisée, à vie.

Prenons un exemple extrême abordé par Sheila Damodaran : il est assez facile de comprendre que la prison ne résout pas le problème de criminalité dans le monde. A chaque fois que nous construisons de nouvelles prisons, nous trouvons fatalement la population pour les remplir. La prison n’est donc pas la solution. En revanche, trouver la solution parfaite à la criminalité pour que ce mot devienne une relique du passé relève d’un joli challenge pour l’instant qualifiable d’utopie.

Sans entrer dans le détail de ce sujet épineux, pour les problèmes analysés dont on ne trouve pas “la” bonne solution, il convient a minima de pousser l’analyse jusqu’à trouver la solution la plus “acceptable”. Et ensuite de s’évertuer à mettre en concordance les différents rôles pouvant travailler à sa mise en oeuvre.

L’architecture, qui ne relève pas du domaine exclusif de l’architecte, c’est considérer chaque élément, technologique, métier, stratégique, organisationnel, humain [...], et tous les faire cohabiter dans un paysage harmonieux.


Prenons le temps de considérer l'arbre et la forêt.

Envie d'aller plus loin ?

  • En entrée en matière, je conseillerais deux articles : une Introduction à la complexité dynamique et Les sept difficultés pour apprendre. Afin de vous prévenir, ces articles ne sont ni littéraires, ni dédiés à l’IT, ni parfaitement objectifs, ni faciles à lire. Pour autant, j’ai trouvé que le fond valait l’effort de compréhension.
  • De son nom original “ladder of inference”, l’échelle d’induction nous interpelle sur notre rapidité à prendre des décisions. Le défunt Chris Argyris, anciennement professeur à Harvard, a conceptualisé dans les années 70 le cheminement de notre pensée pour passer de simples faits constatables jusqu’à notre prise d’action. En matérialisant ceci sous forme d’échelle, il fait émerger une représentation pouvant devenir un véritable outil d’argumentation et d’alignement des points de vue.