En 1986 les Français ont été surpris d'apprendre que le nuage radioactif en provenance de l'URSS s'était arrêté à la frontière de leur pays. Aujourd'hui, on constate que le cloud public occidental a également du mal à traverser les frontières de la Russie.
Aucun des trois leaders mondiaux du cloud public (AWS, GCP et Azure) ne dispose de data centers en Russie. Ils n'ont même pas de edge locations pour leurs CDN sur territoire russe. Aucune annonce officielle de future implantation n'a été faite. On ne sait donc pas si ces fournisseurs américains ont de tels projets, on sait juste que la conjoncture politique n'y est pas très favorable.
La Russie compte 146,9 millions d'habitants et se trouve à la 12ème place dans le classement des pays par leur PIB nominal (6ème place par PIB à parité du pouvoir d'achat). Son secteur télécom se développe à vitesse grand V. De plus en plus de personnes ont accès à Internet même dans les coins les plus reculés grâce au développement rapide du réseau mobile. La croissance du secteur de e-commerce avoisine 20% par an.
La Russie est un marché à fort potentiel pour l'industrie numérique, ce qui n'a pas échappé à Emmanuel Macron, qui a appelé les entreprises françaises à y investir davantage lors de sa visite du forum économique à Saint-Pétersbourg en mai 2018. Suite au voyage de notre CEO Stéphane Nomis à Saint-Pétersbourg aux côtés du président français, notre société Ippon Technologies a ouvert son agence à Moscou afin d'accompagner les entreprises russes dans leur développement.
Le marché du cloud est en pleine expansion en Russie sans leadership bien établi. Sa croissance dépasse largement la croissance de l'industrie numérique en général, ce qui signifie une profonde mutation de cette dernière. Les entreprises sont très nombreuses à vouloir leur part du gâteau. En plus des leaders mondiaux, des acteurs locaux (hébergeurs classiques, opérateurs télécom, grands groupes de l'industrie numérique, etc.) se mettent à proposer des services cloud.
Comment bénéficier des avantages du cloud public pour développer son business en Russie ? Il y a deux solutions :
- Utiliser les services des leaders du marché mondial (AWS, GCP ou Azure),
- Faire appel à un fournisseur russe.
Les deux solutions ont leurs avantages et leurs inconvénients. Sans prétendre être exhaustif je vais essayer de vous éclairer sur ce sujet.
Cloud américain
Les avantages à utiliser le service des leaders du marché sont évidents, ils ont l'offre la plus complète et les services les plus matures. Vous trouverez plus facilement des compétences nécessaires à leur utilisation. Si vous avez un produit cloud native, vous n'aurez pas à le re-développer pour le proposer sur le marché russe. En revanche, l'absence de leurs data centers sur le territoire russe peut vous poser un certain nombre de problèmes.
L'éloignement géographique des data centers entraîne des latences plus élevées pour les utilisateurs russes. Dans cet article (en russe) l'auteur présente les résultats des tests comparatifs de temps de réponse et de vitesses de transfert de données entre une machine cliente située en Russie et les machines des différents fournisseurs cloud russes et américains. Les résultats sont assez prévisibles, exemple : 125 ms pour un ping sur AWS (la région n'est pas précisée) contre 11 ms en moyenne pour les fournisseurs russes.
Un autre problème est que certaines entreprises russes (vos clients ou vos partenaires) peuvent refuser d'utiliser les services liés à des fournisseurs étrangers afin d'éliminer les risques liés à :
- la variation du taux de change rouble/dollar,
- la conjoncture politique défavorable (éventuelles sanctions, extra-territorialité du droit américain, etc.).
Pour la petite anecdote, la tentative de blocage de la messagerie Telegram par les autorités russes en avril 2018 s'était transformée en bras de fer entre Roscomnadzor d'un côté et Amazon/Google de l'autre en faisant des dégâts collatéraux considérables. Plusieurs millions d'adresses IP d'AWS et de GCP avaient été bloquées en Russie, ce qui avait engendré des pertes financières à des entreprises n'ayant aucun rapport avec Telegram.
Enfin, il existe une contrainte législative qui paraît très forte de prime abord, d'autant plus qu'elle a produit de nombreuses légendes urbaines, mais qui n'est en réalité pas si restrictive que cela. Il s'agit de la loi fédérale russe 152-ФЗ sur la protection des données personnelles.
Cette loi exige que les données personnelles collectées en Russie soient traitées et stockées sur le territoire national, mais elle autorise en même temps le transfert de ces données vers les pays ayant une législation jugée adéquate en termes de protection de données personnelles. Il n'y a que l'obligation de prendre des mesures nécessaires de protection de données personnelles dans le pays destinataire. La loi elle-même ne précise pas ces mesures, mais la FAQ de Roscomnadzor (l'autorité en charge de faire respecter cette loi) suggère de se référer à la législation locale du pays destinataire et aux conventions internationales, notamment à la convention du Conseil de l'Europe STE n°108.
Les pays autorisés à accueillir les données personnelles collectées en Russie sont :
- Tous les pays ayant signé et ratifié la convention STE n°108 du Conseil de l'Europe (Convention pour la protection des personnes à l'égard du traitement automatisé des données à caractère personnel).
- Les pays faisant partie de la liste établie par les arrêtés de Roscomnadzor (trois arrêtés à ce jour : 15.03.2013 № 274, 29.10.2014 № 152 et 15.06.2017 № 105).
La liste totale à ce jour compte 74 pays, dont la France fait partie tout comme la grande majorité des pays européens. Il est intéressant de remarquer que les États-Unis et la Chine ne figurent pas dans cette liste.
Cette contrainte n'élimine donc aucun des trois fournisseurs américains. Néanmoins, il faut faire attention en choisissant la région de disponibilité pour ne pas être en infraction.
Cloud russe
Les fournisseurs russes n'ont pas les mêmes moyens que les géants américains et ils sont arrivés sur ce marché assez tardivement. Par conséquent, leurs catalogues de services sont très limités pour le moment. Néanmoins, ils continuent de développer leur offre car ils peuvent compter sur une grosse part du marché interne grâce notamment au protectionnisme des autorités russes (volontaire ou pas, on ne le sait pas).
Aujourd'hui, le marché russe est encore dominé par les hébergeurs classiques qui ont étendu leur offre à quelques services cloud les plus basiques. Vous trouverez ici leur classement par chiffre d'affaire en 2017.
L'année 2018 est marquée par l'arrivée sur le marché du cloud public de deux mastodontes de l'Internet russe Yandex et Mail.Ru (Mail.Ru y est présent depuis 2016, mais l'offre a été élargie et consolidée sous la nouvelle marque Mail.Ru Cloud Solutions (MCS) en 2018) qui ont pour ambition de développer un large catalogue de services cloud.
Voici le tableau récapitulatif des services proposés par Yandex Cloud et MCS avec les services AWS équivalents ou similaires :
AWS | Yandex Cloud | MCS |
EC2 | Yandex Compute Cloud
Virtual machines and block storage |
Cloud Servers
Virtual servers |
VPC | Yandex Virtual Private Cloud
Virtual network environment |
|
S3 | Yandex Object Storage
S3 compatible storage |
Storage
S3 compatible storage |
RDS | Yandex Managed Service for PostgreSQL
PostgreSQL database management |
Cloud Databases
PostgreSQL and MySQL in the Cloud |
DocumentDB | Yandex Managed Service for MongoDB
MongoDB database management |
|
RedShift | Yandex Managed Service for ClickHouse
ClickHouse database management |
|
IAM | Yandex Identity and Access Management
Identification and access control to cloud resources |
|
Amazon Transcribe | Yandex SpeechKit
Speech recognition and speech synthesis technologies |
|
Amazon Translate | Yandex Translate
Machine translation supporting more than 90 languages |
|
EKS | Cloud Containers
Kubernetes clusters in the Cloud |
|
EMR | Cloud Big Data
Hadoop and Spark in the Cloud |
|
EC2 GPU | Cloud GPU
GPU-Accelerated Cloud Computing |
|
Machine Learning | Machine Learning
Implementing machine learning in applications |
|
Cloud Disaster Recovery
Resilient cloud infrastructure |
Comme vous pouvez voir dans ce tableau, Yandex Cloud et MCS n'ont pas pris le même chemin pour développer leur offre. Dans certains cas vous n'aurez pas à choisir l'un des deux, mais juste prendre le seul qui fournit le service dont vous avez besoin, ou même les combiner.
MCS semble être orienté exclusivement vers le marché interne : toute leur documentation est en russe.
En ce qui concerne les tarifs, il est toujours difficile de comparer les offres de différents fournisseurs car ils ont toujours des modèles de pricing différents. Nous n'avons pas eu le temps nécessaire pour faire une analyse complète des différents pricings. Néanmoins, selon de nombreuses sources (par exemple, dans cet article l'auteur compare les prix des VM), les fournisseurs russes sont globalement moins chers que les américains.
Cloud chinois
Les fournisseurs chinois ne présentent à mon avis aucun avantage par rapport aux géants américains et aux fournisseurs locaux, à une exception près. Un acteur un peu inattendu (en tout cas pour moi) s'est lancé à la conquête du marché russe en 2018 avec une offre baptisée Huawei 3data Cloud. Son catalogue de services est très limité pour le moment. Néanmoins, ayant déjà une implantation en Russie grâce à son partenaire local 3data et des capacités d'investissement énormes, Huawei a toutes ses chances de devenir un acteur majeur du cloud public russe.
Conclusion
Comme vous pouvez le constater, la faiblesse des uns fait la force des autres. Certains facteurs de votre choix sont binaires. Dans beaucoup de cas vous n'aurez pas à peser les pour et les contre, votre choix suivra un arbre de décision avec une seule réponse possible, à moins que l'un des géants américains ne s'implante en Russie prochainement...