Qu'est-ce qui me motive en tant que développeur ?

Je suis développeur. Je travaille pour l’ESN MaBoite et suis en mission depuis plusieurs mois chez MonClient. Il est 9h40, j’arrive chez MonClient en retard, déjà fatigué. Sans avoir fait la fête la veille, j’ai pourtant eu du mal à me lever ce matin, je n’avais pas envie.

Gérard passe à côté de moi sans même me regarder. Jérôme vient me demander d’implémenter une fonctionnalité en urgence. Je ne comprends pas l’objectif de sa demande et lui demande des précisions : « Ce n’est pas important, me répond-il, c’est pour les gogols du pôle métier qui ne comprennent rien à ce qu’ils font, comme d’habitude ». Lorsque j’envisage de leur demander directement les détails nécessaires, il me coupe : la fonctionnalité ne servira jamais, autant la réaliser comme ils l’imaginent, cela nous fera gagner du temps. S’il est sûr de lui, allons-y.

Avant de m’y mettre, je constate que les tests unitaires du module que j’ai réalisé la semaine dernière ne passent plus. Gérard étant à l’origine de la modification, je vais le voir. « Oui, j’ai repris des trucs, ça ne me plaisait pas et je voulais que ça marche », m’explique-t-il. Je repars avec l’injonction de remettre les tests d’aplomb en fonction de ce qu’il a écrit.

La journée passe, il est 18h. Au cours de la journée, je n’ai écrit que quelques lignes de code dont je ne suis pas satisfait. Je vois bien qu’il y a des choses à reprendre, que ça pourrait être plus « propre » mais j’ai du mal à identifier comment mieux faire. Je n’ai de toute façon pas l’énergie de m’y pencher. Qu’est-ce qui rend le travail si laborieux ? Pourquoi ma motivation est-elle si basse ?

Besoin de sens

Le sens est un composant indispensable de la motivation. Pour quoi (en deux mots) suis-je ici ? Quel est mon objectif ? Quel est l’objectif de ma mission ? Le sens peut être vu suivant trois dimensions :

  • le sens-sensation, qui nous ancre dans le réel ;
  • le sens-direction, le cap à suivre ;
  • le sens-signification qui, sans direction, devient une idéologie – pensez à des choses qui vous ont été imposées mais (du moins au premier contact) jamais justifiées : les tests unitaires, l’injection de dépendances… autant de choses, qui, présentées de façon dogmatique, resteront perçues comme des obligations empiriques.

On peut lui poser comme conditions deux pré-requis (Jacques Lecomte) : le lien et la loi. L’équilibre des deux va engendrer de la cohérence et donner du sens.

Triangle de la résilience

Le lien est en partie de ma responsabilité : un lien de qualité dépend directement de mon savoir-être. Dans un cadre professionnel, on peut décrire (de façon non exhaustive) mon savoir-être par :

  • ma connaissance de mes besoins ;
  • ma capacité à les communiquer sereinement ;
  • ma capacité à entendre et à me remettre en question (honnêteté intellectuelle) ;
  • ma capacité à reconnaître humblement mes erreurs ;
  • ma capacité à accepter de ne pas être parfait et que l’autre n’est pas non plus parfait ;
  • ma conscience du fait que je ne suis pas ce que je fais et que l’autre n’est pas ce qu’il fait.

Le lien de qualité, lui, se reconnaît à :

  • la convivialité des échanges ;
  • mon sentiment d’appartenance au groupe (à l’équipe, à l’entreprise…) ;
  • la reconnaissance de mes pairs ;
  • mon sentiment d’être légitime, respecté et à ma place.

Une fois créé, ce lien m’assure un sentiment de sécurité parce que je suis en confiance. Un tel sentiment encourage l’initiative et va m’aider à créer d’autres liens. En proposant du lien à l’autre, je lui permets de se sentir accueilli et pris en compte (cela participe à créer un cercle vertueux).

Revenons à mon exemple. J’ai fait de mon mieux pour créer du lien avec Gérard – qui est mon interlocuteur privilégié chez MonClient – et pour lui montrer que je le respecte : je l’inclus dans les départs à la machine à café, je lui pose des questions ouvertes pour le faire parler de lui, je lui demande son avis au moment de choix techniques importants. Pourtant, Gérard ne dit toujours pas bonjour le matin, ne me regarde pas et élude ou chasse mes questions liées au projet.

Même avec toute la bonne volonté du monde, il m’est parfois difficile de créer ou de maintenir ce lien : je ne suis jamais à l’abri d’une remarque blessante (même involontaire) ou de tomber sur un interlocuteur réticent. En cas de difficulté, je sais pourtant  qu’il ne sert à rien de « bouder » en évitant du jour au lendemain le rituel du café matinal par exemple. C’est néanmoins un instinct de survie naturel même si, au fond de moi, ce n’est pas ce que je désire.

Dans ce contexte, qui remarquera que j’arrive une demi-heure plus tard le matin ? Pourquoi m’ennuyer à me lever tôt et à me dépêcher, moi qui ne suis pas du matin, qui plus est pour travailler sur un projet dont je ne comprends pas l’objectif ? Si Gérard n’est pas disposé à établir un lien ni avec moi ni avec les autres, je ne peux rien faire. Je vais, finalement, me désinvestir progressivement de la vie d’équipe jusqu’au jour où j’arriverai à midi et où personne ne me demandera où j’étais.

Ma responsabilité là-dedans ? Admettre mes difficultés et demander de l’aide.

Le sens va aussi être soutenu par la loi (ici synonyme de jalons ou de cadre) : la poursuite d’un objectif mène à se donner des règles de conduite mais surtout à adhérer à un cadre (au sein d’une entreprise, d’une équipe, d’un projet), de s’en sentir acteur et de ne pas le subir. Il est nécessaire de comprendre le cadre pour se l’approprier : comment se prennent les décisions ? Comment suis-je consulté ou informé lors de la reconduction ou non de ma mission ? C’est aussi de cette façon que la confiance et le sentiment de sécurité se construisent.

Quand la loi devient obsolète ou qu’un désaccord s’installe, quand il faut remettre la loi en question, le lien de qualité permet une plus grande liberté dans l’échange. Quand je suis en réunion avec Gérard, je suis très mal à l’aise pour le contredire ou pour remettre en question les idées que je n’approuve pas.

Si la loi est cohérente, si le lien est de qualité, l’environnement est serein et constructif.

Besoin de paix

MaBoite est à l’origine de la paix durable que je vis au quotidien chez MonClient ainsi que son garde fou : c’est elle qui cadre mon travail par l’intermédiaire du contrat établi avec MonClient ; c’est ce que je me dois de respecter, mais c’est aussi ce qui me protège.

Le chercheur Markus Weingardt a étudié les conditions nécessaires à l’instauration de la paix durable. Le « vivre ensemble » tel qu’il le décrit définit trois composantes qui permettent d’atteindre cette paix durable :

  • la transparence (qui permet la confiance) ;
  • la compétence ;
  • la proximité (le lien).

Triangle de la paix durable

Tout comme avec mes collègues du quotidien chez MonClient, un lien de qualité avec MaBoite (son image, ses salariés, sa direction) est également nécessaire à l’équilibre. Une ESN « classique » n’est pas un environnement propice à la proximité : les consultants sont « éclatés » chacun chez un client différent ou sur des missions différentes, ce qui peut entraîner un manque de lien. Néanmoins, cet éloignement peut être compensé : coding dojos, soirées d’équipe…

Une vigilance toute particulière est à apporter aux outils de communication numérique (e-mail, messagerie instantanée, réseau social d’entreprise…). Ceux-ci ne permettent d’échanger que des mots : on « perd » tout le pan non-verbal de la communication (gestuelle, attitude, mimiques…) mais aussi le ton de la voix. Ceux-ci représentant la plupart du temps la proportion la plus importante de la communication, leur absence crée un grand risque de quiproquos ou d’incompréhensions qui peuvent se révéler dévastateurs.

La transparence apporte honnêteté et clarté dans les échanges : « Plus j’en sais, même quand ça va mal, plus je fais confiance à l’autre ». Là aussi il s’agit du sentiment de sécurité : si on ne me cache rien, c’est que je suis digne de confiance, que je suis considéré comme un collaborateur et pas seulement comme un produit.
À l’inverse, le manque de transparence émousse la confiance. Comment sont attribuées les primes ou les augmentations ? Pourquoi la direction n’apporte-t-elle pas de réponse à certaines questions ? Comment avoir confiance en une direction qui semble nous cacher des choses ?
La réciproque est également applicable : je suis moi-même transparent pour gagner la confiance de ma direction et de mes collègues. Pourquoi « cacher » mon code et attendre une semaine avant de le partager ? Aurais-je du mal à assumer que je ne suis pas parfait ?

En tant que prestataire, ce sont avant tout mes compétences que mes clients recherchent. Si le client a recours à un consultant, c’est que ce dernier a une compétence que le client n’a pas. Pourtant, Gérard lance à la machine à café : « Tous les prestas qu’on prend sont mauvais mais comme on n’a pas les moyens de payer plus cher pour en avoir des bons, on n’a pas le choix, on prend les mauvais ». Une telle remarque traduit un manque de confiance de sa part envers les prestataires – dont moi – et entame ma propre confiance en moi.

De façon générale, nos compétences sont interdépendantes :

  • elles entretiennent le sentiment d’appartenance entre les développeurs – je serais plus fier de travailler avec des gens dont je reconnais les compétences ;
  • les commerciaux compétents trouvent des clients et des missions intéressantes ;
  • la compétence des développeurs aide les commerciaux à démarcher les clients ;
  • un service RH compétent aide à entretenir la motivation des salariés ;
  • des salariés motivés et avec un fort sentiment d’appartenance aident au recrutement en diffusant une bonne image ;

Mais encore faut-il qu’elles soient reconnues à leur juste place.

Besoin d’autonomie et de reconnaissance

Pour que ses salariés se sentent reconnus, l’employeur a notamment la responsabilité de leur permettre d’être autonomes. On est autonome lorsque l’on est en mesure de se débrouiller seul sans craindre de perdre son identité lorsque l’on demande de l’aide.

Vincent Lenhardt structure l’autonomie autour de quatre niveaux décrits par le schéma qui suit.

Structure de l'autonomie en quatre niveaux selon Vincent Lenhardt

  • En situation de dépendance, on dit « oui » à tout. On est incapable de prendre une décision et on s’identifie à la relation avec l’autre (un collègue ou MaBoîte).
  • Progressivement, on se rebelle, on apprend à dire « non » à l’autre, on l’accuse : on est alors en situation de contre-dépendance.
  • À l’étape suivante, on ne demande plus rien à l’autre, on se centre sur soi-même et on n’accepte plus qu’une seule contrainte : celle de MonClient.
  • Enfin, on peut atteindre une situation d’équilibre dans laquelle on sait se débrouiller seul ou en groupe. On ne s’identifie pas à la relation : il y a « soi », « l’autre » et « la relation entre l’autre et soi ». On est alors en mesure d’accepter la contrainte et de prendre en charge une autre personne.

L’autonomie permet d’accéder au sens de son travail.

Comme un humain

Si les composantes de la paix durable sont solides et équilibrées, le cadre est suffisamment sécurisant pour que, associé aux liens que je trouve en mission chez MonClient aussi bien que dans MaBoite, j’y trouve du sens.

Si mon employeur prend ses responsabilités pour créer un cadre sécurisant en tant que garant de la loi (cf. triangle de la résilience), associé au lien de qualité, je trouve le sens qui me donne envie de me lever le matin.

« Ce dont l’humain a besoin, ce n’est pas de vivre sans tension mais bien de tendre vers un but valable, de réaliser une mission librement choisie. Il a besoin non de se libérer de sa tension, mais plutôt de se sentir appelé à accomplir quelque chose » (Viktor E. Frankl, Découvrir un sens à sa vie avec la logothérapie, 1959, édition J’ai lu, p. 129).

Finalement, j’ai besoin de la même chose que tout être humain, ce n’est pas spécifique au métier de développeur : ce qui me motive en tant que développeur, c’est ce qui me motive tout court.